17 – SUR LA BONNE PISTE

— Le service de la voirie, s’il vous plaît ?

— Quel bureau, monsieur ?

— Le bureau des renseignements.

— Mais à quel sujet, monsieur ?

— Un renseignement sur la durée probable de certains travaux .

— Ah ! bon !… eh bien ! montez au quatrième étage, porte 54, à droite, au fond, vous trouverez un huissier…

— Bien, je vous remercie.

Après un léger signe de tête à l’adresse du concierge du ministère des Travaux publics, le visiteur s’éloignait.

C’était un jeune homme, vêtu d’un long pardessus noir, et dont le visage était barré d’un long bandeau qui, lui cachant un œil, débordait encore sur la joue, voilant la moitié de la figure.

— Le brave homme m’a dit quatrième étage, songeait-il, mais il a totalement oublié de m’indiquer quel escalier je dois prendre, bah ! allons toujours !

Jérôme Fandor gravit les degrés d’un escalier qui semblait devoir le conduire sans encombre jusqu’au quatrième étage. Dans le noir, ne lâchant pas la rampe, il avançait d’un pied inquiet.

— Avec tout ça, faisait-il, ce sacré bandeau dont je me suis muni pour me défigurer, puisque ma physionomie royale est devenu bien parisienne, et que je ne tiens pas à être rencontré à l’improviste, avec tout ça, ce sacré bandeau me gêne terriblement.

Et Fandor, malgré lui, pestait :

— Ah ! si seulement Juve me donnait de ses nouvelles ! si seulement, depuis qu’il a arrêté Fantômas !… mais qu’est-ce qu’il fiche donc, cet animal-là pour ne pas m’avoir encore envoyé un télégramme ?

— Où allez-vous, monsieur ?

Fandor s’arrêta. Un huissier s’avançait à petit pas vers lui :

— Je cherche, répondit Fandor, aux bureaux de la voirie, le service de la durée probable des travaux…

— Vous êtes ici au service des canaux.

— Évidemment, ce n’est pas la même chose… par où dois-je aller ?

— Suivez ce corridor, vous tournerez à droite, puis encore à droite, au fond de la galerie vitrée. Vous descendrez deux marches, vous suivrez le quatrième couloir, vous entrerez par la porte tambour, à la neuvième porte vous trouverez un escalier, vous le monterez, vous chercherez l’entrée 42…

— Merci ! fit Fandor, ne m’en dites pas plus long.

Il finit par arriver à destination.

L’huissier, un autre, releva la tête :

— C’est ici ! fit-il. Vous venez pour quoi, monsieur ?

— Pour demander un renseignement.

L’homme devint brusque.

— On ne donne pas de renseignements, répondit-il.

— Tiens ! pensa Fandor, c’est cocasse !

Et il insista.

— Vraiment ? pourquoi donc ?

— Vous êtes entrepreneur ?

— Non…

— Vous venez pour une adjudication ?

— Non…

— Pour déposer une plainte ?

— Non…

— Pour une pétition ?

— Non…

— Pour une enquête ?

— Non…

— Eh bien, alors, pourquoi venez-vous ?

Exquisement courtois, mais obstiné, Fandor répéta :

— Je viens pour obtenir un renseignement. Je demande le service de la durée probable des travaux.

L’huissier, sur un ton soupçonneux, interrogea :

— Vous n’êtes pas journaliste, au moins ?

— Il m’embête ! pensait Fandor. S’il continue, je vais lui répondre que je suis le roi. J’imagine que ça l’aplatira sur son rond de cuir.

Mais il se contint et se borna à affirmer :

— Je ne suis pas journaliste… je suis… je suis afficheur.

— Ah ! alors, c’est différent ! Porte 43, là, en face ! c’est le bureau que vous demandez… mais il n’y a personne.

Jérôme Fandor entra. L’huissier s’était trompé, il trouva un fonctionnaire dans le bureau qu’on lui indiquait.

— Vous demandez ?

— Je voudrais avoir, monsieur, un tout petit renseignement : savoir exactement la durée des travaux effectués place de la Concorde, à l’angle du quai et du mur de l’Orangerie ?

— Et pourquoi faire voulez-vous savoir cela ?

— Je suis afficheur, j’aurais peut-être une soumission à proposer à la Ville ?

— Vous dites, répéta-t-il, à l’angle du mur de l’Orangerie et du quai, place de la Concorde ?

— Oui, monsieur.

— De quels travaux parlez-vous ?

— Dame, protesta Fandor, je ne sais pas, moi, ce que l’on fait à l’intérieur de la tranchée…

— Il y a une tranchée ?

— Oui, il y a un trou et des palissades.

— Vous croyez, qu’il y a des travaux à cet endroit ?

— Mais oui ! répondit Fandor interloqué.

D’un claquement sec, le gros registre s’était refermé. Impassible, le bureaucrate affirma :

— Il n’y a pas de travaux là ! vous vous trompez !

— Comment ! il n’y a pas de travaux ?

— Non, monsieur.

— Mais je viens de les voir…

— Vous ne pouvez pas les avoir vus, il n’y en a pas.

Jérôme Fandor insista, répétant :

— Je viens de voir ces travaux, il y a un trou, une palissade…

— Non, non et non… vous avez mal vu, monsieur, il n’y a pas de travaux !

— C’est-à-dire qu’ils ne sont pas indiqués sur votre feuille.

— Je vous dis que non ! est-ce que c’est clair ? Tous les commissaires de police dans chaque arrondissement sont obligés, vous entendez, monsieur ? administrativement obligés de me signaler ici, à ce bureau, quand on commence des travaux dans leur quartier. Je tiens l’état de ces travaux à jour. Quotidiennement j’en ajoute… Par conséquent, s’il y avait des travaux là où vous dites, ils seraient indiqués sur mon registre ! Ils ne le sont pas, donc il n’y en a pas ! Voilà…

À peine revenu dans le couloir, Jérôme Fandor, dont la figure était épanouie, murmura :

— J’en aurai le cœur net, sacrebleu ! c’est trop intéressant !

Et il se fit indiquer par l’huissier l’adresse de l’éclairage Levant.

— Tous les travaux de Paris, pensait-il, doivent être, chaque soir, munis de petites lanternes les signalant à la promenade des passants. Le concessionnaire de cet éclairage est avisé de la création des chantiers par les services de la voierie. Donc, en allant là-bas, j’aurai la confirmation du renseignement qui vient de m’être donné ici.

L’huissier l’expédia rue de Dunkerque.

Et, au bureau de la rue de Dunkerque, où Fandor eut la chance de tomber sur un employé aimable, on lui répondit avec la même assurance qu’au ministère, qu’il n’y avait pas de travaux, place de la Concorde, à l’endroit qu’il indiquait.

Cette fois, Fandor quitta son interlocuteur avec tous les dehors d’une profonde satisfaction.

— Sapristi de sapristi ! monologuait-il, cela devient tout à fait concluant.

Il arrêta un fiacre et se fit conduire à la Bibliothèque Nationale.

— Cela devient tout à fait concluant, répétait-il dans la voiture, parlant à haute voix comme pour mieux s’affirmer sa pensée, tout à fait concluant, car enfin, bougre de bougre ! ces travaux existent ! je les ai vus ! moi ! j’ai vu les palissades ! j’ai vu le trou ! et si ni ces palissades, ni ce trou, n’ont été exécutés, plantés, commandés par les ingénieurs de la Ville, il faut qu’ils l’aient été par quelqu’un d’autre, qu’ils aient un motif, une raison… Ah ! sapristi de sapristi ! si, tout de même, ce Wulfenmimenglaschk, cet idiot, ce crétin, cet abruti de policier, avait vraiment l’oreille musicale ? s’il ne s’était pas trompé ? si en un mot il avait bien noté, l’autre soir, en passant place de la Concorde, que les Fontaines chantantes faisaient entendre les dernières phrases de l’hymne national de Hesse-Weimar ?

Arrivé à la Bibliothèque Nationale, Fandor, après de laborieuses recherches aux catalogues, et de non moins longs entretiens avec les bibliothécaires qu’il questionnait, se fit apporter une série de volumes, dont les uns traitaient d’architecture, dont les autres s’occupaient de l’art du statuaire, dont les troisièmes étaient tout bonnement des guides à travers Paris et des études sur les curiosités de la capitale.

Et Fandor, se plongeant dans ces volumes, les étudia les uns et les autres avec tant d’ardeur, qu’à quatre heures, regardant soudain sa montre, il s’écria :

— Bougre de nom d’un chien. le n’ai plus que le temps de passer chez moi, d’aller reprendre mes habits royaux, de courir rejoindre cet imbécile de Wulf, de redevenir… ah ! pas pour longtemps, j’espère… Sa Majesté Frederick-Christian.

***

Tandis que Jérôme Fandor, redevenu lui-même pour quelques heures, se livrait, tant au ministère des Travaux publics qu’à la Bibliothèque Nationale, à de longues recherches, dans l’appartement qu’il occupait en sa maison, l’extraordinaire marquis de Sérac, qui était aussi la vulgaire Mme Ceiron, parlait à un personnage dissimulé derrière une tenture, à voix basse, comme craignant d’être entendu :

— Vous ne bougez plus, n’est-ce pas ? vous êtes prêt à tout entendre ? vous me jurez de rester là où vous êtes, tranquillement, sans rien dire… sans intervenir avant que je vous en donne la permission ?

— Je vous le jure, monsieur le marquis, répondit une voix étouffée.

— Alors, je compte sur vous et je la fais entrer.

Le marquis de Sérac traversait le salon, ouvrait la porte qui la faisait communiquer avec la pièce qu’il avait aménagé en fumoir :

— Passez donc, mademoiselle ! disait-il ; je vous demande pardon de vous avoir fait attendre…

— Oh ! monsieur, répondit Marie Pascal, c’est la moindre des choses… Laissez-moi plutôt vous remercier…

— Et de quoi donc, mademoiselle ?

— Mais, monsieur le marquis, de la recommandation que vous avez bien voulu me donner l’autre jour pour Sa Majesté, et qui m’a valu deux commandes.

Le marquis de Sérac lui coupa la parole et, d’un ton pénétré :

— Le roi m’a beaucoup parlé de vous ! fit-il.

Une vive rougeur envahit le front de la jeune femme. Elle interrogeait d’une voix tant soit peu oppressée :

— Vraiment, monsieur le marquis ? Sa Majesté a parlé de moi ?

— Sa Majesté, mademoiselle, vous avait remarquée dès la première visite que vous lui aviez faite.

— Au Royal-Palace ? mais il a pu à peine m’entrevoir à travers la porte…

— Il ne faut pas longtemps à un roi, à un jeune homme, pour quelquefois rêver de choses impossibles.

— Impossibles, oui, vous avez raison.

— Impossible, mais pourtant… sait-on jamais ? Volonté de roi ne connaît point d’obstacles… Le roi vous plaît, mademoiselle ?

— Mais… mais…

— Alors, je me demande si la mort de cette malheureuse Susy n’a pas été un bienfait.

— Oh ! monsieur !

— Que voulez-vous. La joie des uns, mademoiselle Marie, est toujours faite des larmes des autres. Vous auriez souffert beaucoup, vous auriez été jalouse…

— Oh ! oui ! j’aurais été jalouse !

— Jalouse terriblement, mademoiselle, car Susy d’Orsel était jolie ! De plus, n’est-ce pas, une liaison avec elle n’offrait aucune gravité pour le roi… tandis qu’avec vous il eût certainement compris, mis dans la nécessité de choisir, que c’était chose sérieuse et peut-être aurait-il hésité… Tenez, vous auriez été amenée, j’en suis sûr, à souhaiter la mort de cette malheureuse.

— Non !… non !… protesta faiblement Marie Pascal. Le roi aurait choisi, il doit être franc et loyal…

— Et s’il n’avait pas choisi ? Et s’il avait hésité devant le scandale possible d’une rupture ?… est-ce que vous ne l’aimez pas assez, mademoiselle, pour comprendre que l’idée d’un partage vous eût été intolérable ?… Parbleu ! mes paroles sont brutales, je le reconnais, mais elles sont franches, aussi… vous auriez été amenée, croyez-moi, à haïr la malheureuse Susy…

— À la haïr ?… oui… peut-être… oh, oui, j’aurais été jalouse !…

Mais soudain, comprenant qu’elle venait de trahir le secret de sa pensée, épouvantée devant la signification des paroles qu’elle avait prononcées, terrifiée de l’aveu d’amour qui s’était en quelque sorte échappé de ses lèvres, Marie Pascal, prise de sanglots nerveux, s’écroulait sur un fauteuil…

Très paternel, très doux, le marquis de Sérac se pencha sur la jeune femme :

— Ne pleurez donc pas, ma pauvre petite, lui disait-il, vous sanglotez en ce moment à l’idée des malheurs impossibles que je viens maladroitement d’évoquer devant vos yeux… des malheurs qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être… qui ne peuvent plus être… qui resteront ignorés du monde… puisque, mon Dieu, vous le savez bien, la pauvre Susy d’Orsel n’est plus pour vous une rivale à craindre…

Marie Pascal sanglotait toujours :

— Oh ! monsieur !… monsieur !…

Le marquis de Sérac reprit :

— Calmez-vous donc, mon enfant ! calmez-vous donc ! songez à l’avenir tout riant et tout beau… vous aimez et, mon Dieu, ce n’est peut-être plus un secret pour vous, il est possible que l’on vous aime. Espérez… pensez à l’avenir !…

Toute tremblante, Marie Pascal se releva et, saluant le marquis de Sérac :

— Excusez-moi, monsieur, murmura-t-elle, pardonnez-moi cette scène stupide, je n’ai pas été maîtresse de moi-même, je vous ai livré un sentiment qui aurait dû rester secret… pardonnez-moi… permettez-moi de me retirer…

En galant homme, le marquis de Sérac s’inclina et raccompagna l’ouvrière jusqu’à la porte :

— Vous reviendrez me voir, mademoiselle, demanda-t-il, vous me le promettez ? J’aurai, je crois, d’ici peu quelque chose de grave à vous dire…

Le marquis de Sérac refermait la porte sur sa visiteuse, et, regagnant le salon :

— Sortez donc, mon cher, fit-il, nous sommes seuls désormais…

Une tenture s’agita, Wulfenmimenglaschk apparut…

Elle était terrible, la figure de Wulfenmimenglaschk ! Le policier tenait entre ses dents le manche d’un poignard ouvert. En sa main droite un pistolet armé menaçait le vide. De sa main gauche, il agitait une paire de menottes d’un système perfectionné…

— Avancez donc ! répéta le marquis de Sérac, et faites-moi le plaisir, mon cher ami, de désarmer ce pistolet. Nous ne courons aucun danger…

— Monsieur le marquis, répondait Wulf, tout en commençant son désarmement, j’étais prêt à la lutte…

— Je le vois bien !… mais laissons cela. Que dites-vous de cette visite ?

Wulf roula des yeux furieux.

— Je dis, articula-t-il nettement, qu’il n’y a pas une seconde à perdre. Il faut monter chez cette femme. Il faut s’emparer d’elle. Il faut la ligoter, la bâillonner.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, je suis convaincu, monsieur le marquis, tout ce qu’il y a de plus convaincu. Elle aime le roi, elle l’aimait même avant que personne s’en soit douté. Elle vient de le dire. Elle haïssait Susy d’Orsel. C’est elle qui l’a tuée !…

Et, farouche, la face empourprée de colère, tirant à nouveau son poignard, Wulfenmimenglaschk, traversant le salon, appela :

— Vous venez, monsieur le marquis ?…

 Le marquis de Sérac se laissait tomber dans un fauteuil.

— Pas encore, fit-il.

Et il ajouta :

— Rentrez donc votre attirail de guerrier, Wulf !… Bien… Maintenant, asseyez-vous dans ce fauteuil… Très bien… Vous êtes ardent, cher ami. Voyons, nous ne pouvons encore arrêter personne, nous n’avons que des présomptions de la culpabilité de cette femme…

— Je la forcerai bien à avouer…

Le marquis haussa les épaules :

— Vous ne la forcerez pas du tout. D’abord, mon cher Wulf, ce n’est pas à vous de l’arrêter. Il n’y a que la police française qui puisse avoir qualité en France. Votre rôle sera donc tout bonnement d’avertir Juve…

— J’y cours, monsieur le marquis, j’y cours.

— Pas encore, dit le marquis… pas encore… rappelez-vous, Wulf, que vous m’avez promis de ne rien faire, de ne pas dire un mot sans ma permission !… Tenez… écoutez-moi… j’ai un plan, le voici…

Deux heures plus tard, Wulfenmimenglaschk rejoignait Fandor dans un café des boulevards. L’excellent policier avait un air si triomphant que le faux roi de Hesse-Weimar pensa :

— Quelle bourde prépare-t-il encore, cet idiot-là ?…